La chartreuse des Sauvages en morceaux choisis

 


Extraits de La chartreuse des Sauvages

#1

Alpha Lupus n’a plus de temps à perdre en vaines discussions. Il réajuste son masque de loup avant de donner le signal. Les Sauvages peuvent reprendre leur ascension.
Loin derrière eux, tout en bas, la ville de Bourg-en-Chartreuse dort encore sur son coin de vallée. Seules quelques maisons insomniaques semblent résister à la nuit. Entre les deux, masqué par la partie de forêt qui s’étend en aval du col des Tétras, le grand chalet du bout, cet endroit qu’ils appellent parfois la tanière.
Alpha Lupus a repris la tête du groupe et par la même occasion renvoyé son cerbère astronome jouer son rôle de serre-file. Enveloppée par le bleu glacial de cette nuit de juillet, la procession suit tant bien que mal le sentier détrempé par la succession d’orages de la veille. L’un derrière l’autre, l’un collé à l’autre, ils progressent d’un pas robotique. Nus, transis de froid, ils ne sont pourtant faits que de chair et d’os.
Ils sont les Sauvages.

#2

L’été a fini par s’étioler sans qu’aucun des membres d’Esprits Sauvages n’eût songé un seul instant à s’engager sur la route des vacances. Soit par nécessité, soit par choix. Surtout par choix en vérité. Sans regrets, elles ont laissé les gens s’éparpiller entre une piscine de banlieue et une plage à Bali, entre la foule bruyante des calanques et celle de la tour Eiffel, entre les files d’attente d’un parc d’attractions aquatiques et celles du Moma.


À force de fréquenter les sous-bois et d’apprendre à causer à l’oreille des cerfs, le traditionnel remue-ménage estival tient désormais du pur anachronisme aux yeux des filles d’Édouard L.. Savoir si le restaurant des Flots Bleus propose un menu "enfant" ou être assuré que le guide touristique parle effectivement français ; ces préoccupations leur sont devenues non seulement obsolètes, mais aussi parfaitement absurdes. Lorsqu’elles en sont à redouter que leurs anciens voisins aient perdu toute trace de dignité humaine sur une aire d’autoroute comme on abandonne son chien au pied d’un arbre, elles ne peuvent que relever le nez pour humer encore une fois l’odeur prégnante du lichen.

  #3

Bien sûr, je ne n’ai pas restitué l’ensemble de ces saillies telles quelles. Le premier de mes clients aurait fui à toutes jambes. Garder l’idée générale de l’animalité était amplement suffisant. Pour le reste, j’ai enrobé le tout de manière à faire coller ma nouvelle philosophie à une approche nettement plus conventionnelle. On y retrouve des mouvements de gymnastique volontaire piqués sur Internet comme des postures classiques du yoga. En les associant à un discours plus ou moins ésotérique, ça devrait donner une sorte d’expérience new-age revisitée. En tout cas, j’espère que ça répondra à ses soucis de petit personnel en perte de repères.

Je verrai vite l’effet que ça produira quand monsieur K. songera à me redonner signe de vie. Et s’il le souhaite, j’apporterai volontiers quelques retouches à ce projet qui n’a pas encore de nom.

Quelle bonne idée j’ai eu de faire tourner l’indispensable Google. En consultant les résultats, j’aurais pu me croire dans les rayons des galeries Lafayette. À une différence près ; ce que ce j’ai pu récolter sur le moteur de recherches va bien au-delà de mes espérances.

Pilates, hatha yoga, vinyasa yoga, gym volontaire, body and mind, body balance, body yoga. La liste des pratiques qui promettent de mettre d’accord les corps et les esprits est sans limites. Cet empilement de concepts plus attrayants les uns que les autres a constitué une véritable mine d’inspiration.

  #4

Pris par la vie estudiantine, étranglé par un budget famélique, Paco P. avait dû patienter jusqu’au mois de mai pour retirer la carte mémoire de sa caméra et la glisser dans son ordinateur portable. Devant son écran, il s’était émerveillé d’une nature en mouvement perpétuel. Il avait été saisi par la succession des vents, des averses, des tempêtes de neige qui s’invitaient dans sa chambre d’étudiant. Et puis la faune locale. Chevreuils à pas délicats en quête de nourriture. Écureuils furtifs. Famille de sangliers en joyeuse file indienne. Geai des chênes sur une branche se filmant en gros plan.

Il y avait aussi, de temps à autre des vidéos de promeneurs. Ils passaient devant la caméra, ignorant qu’ils allaient faire l’acteur durant une vingtaine de secondes. Ils croisaient l’objectif sans le voir, le dos courbé ou la tête en l’air. À la journaliste, Paco avoua éprouver un certain malaise à observer ces filmés-malgré-eux. Jusqu’au moment où la curiosité l’avait emporté sur la gêne.

"5 janv. — 22 h 41", c’est ce qu’indique le bandeau informatif qui barre le bas de l’image. L’homme que l’on voit passer n’est pas vêtu comme un randonneur. Il fait plutôt penser à un paysan du coin qui irait aux champs. Sauf qu’en la circonstance on est en plein hiver et au milieu de la nuit. Il avance péniblement, sans raquettes, juste en chaussures de montagne. Malgré sa barbe d’ermite, on peut distinguer les stigmates de l’effort sur son visage…

  #5

Cette secte improbable, je ne m’en suis inquiété qu’à travers Gloria. C’est à cause d’elle que j’ai voulu sonner l’alerte à ma manière, sans faire trop de bruit, sans passer pour une Cassandre à la petite semaine. Mais là, c’est décidé, j’arrête les frais. Prêcher dans le désert, j’ai déjà donné et trop souvent à mes dépens.

Et plus j’y réfléchis, plus je me demande si je suis bien placé pour juger de la faiblesse d’autrui et en particulier celle de mon amie ou plus probablement, ex-amie ?

Descendre en flammes ce "moutonnage" somme toute assez commun est tellement facile pour moi qui ne suis adepte de rien, moi qui ne crois en rien d’autre qu’au sol sous mes pieds ou à l’air qui m’entoure.

Je ne ressens ni l’envie, ni le besoin et encore moins la prétention de justifier ma présence sur une Terre si loin des cieux. Car oui, l’homme n’est qu’un animal qui se flatte en toute circonstance de pouvoir péter plus haut que son cul. Notre essentielle, mais éventuelle différence avec les mammifères à pattes, les volatiles à plumes et diverses bébêtes à bon Dieu est d’avoir pris conscience de la brièveté de notre existence et de sa finitude par voie de conséquence. Mais pour autant que je sache, ce principe intangible de réalité ne fait pas de moi un être disposant de privilèges autres que celui déjà incomparable de vivre jusqu’à ma propre mort.


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